Olivier Béguin

 
 
LA REALITE ET LA FICTION:
De l'affaire Papon à Meurtres pour mémoire
de Didier Daeninckx
 
 
 
 
8 octobre 1997: c'est le jour de l'ouverture du procès Papon. Un "Nuremberg à lui tout seul": le procès d'assises le plus long de l'histoire judiciaire française de l'après-guerre avec six mois d'audience, au terme de dix-sept ans d'instruction, avec trois juges d'instruction, 50 parties civiles et 133 témoins. A titre de comparaison, les deux procès intentés auparavant en France pour crimes contre l'humanité ont duré moins de deux mois: celui de Klaus Barbie, le bourreau SS, s'est tenu, à Lyon, du 11 mai au 3 juillet 1987, et celui de Paul Touvier, le tueur milicien, à Versailles, du 17 mars au 20 avril 1994.
Ce n'est pas tout: six mille trois cents documents ont été versés aux débats et pour filmer les trois cent soixante-seize heures du procès correspondant aux quatre-vingt quatorze audiences, on a tourné plus de mille cinq cents cassettes! La seule plaidoirie de Maître Varaut, l'avocat de Maurice Papon, a duré 3 jours, c'est la plus longue de l'histoire judiciaire française.
Le jeudi 2 avril, le verdict a finalement été rendu: Papon, le bureaucrate sans états d'âme a été condamné à dix ans de réclusion criminelle pour "complicité de crimes contre l'humanité" par la cour d'assises de la Gironde. Le secrétaire général de la préfecture de la Gironde de 1942 à 1944 a été condamné pour complicité d'arrestations et de séquestrations dans quatre des huit convois de déportation de juifs de Bordeaux vers Drancy. La cour n'a pas retenu à son encontre la complicité d'assassinat.
Avec ce procès, on jugeait un homme ayant exercé des responsabilités publiques pendant plus de 50 ans, devenu après une brillante carrière ministre du budget du gouvernement Barre de 1978 à 1981, sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. Un homme qui traîne derrière lui, selon les propres mots de Didier Daeninckx, "des centaines et des centaines de cadavres" (Daeninckx, 1999).
Lorsque Daeninckx écrit Meurtres pour mémoire, en 1983, l'affaire Papon a certes éclaté en 1981, mais elle est loin d'avoir le retentissement qu'elle aura par la suite. Pendant les seize ans de la procédure, une certaine actualité en France va être rythmée par la difficile tenue du procès Papon.
"Mon livre a été l'un des éléments de la prise de conscience en France de ce problème posé par Maurice Papon en 1942 et dans les années 60. Donc c'est un roman policier, mais ce roman policier a pesé sur le débat politique et sur la manière dont les Français ont été obligés de regarder leur histoire en face" (Daeninckx, 1999).
Depuis plusieurs années, les étudiants de la faculté de Sciences politique de l'Università degli Studi de Milan peuvent choisir de présenter ce livre à l'oral de l'examen de deuxième année de français. Sa forme de roman policier à la lecture particulièrement stimulante - les autres ouvrages se présentant plutôt sous la forme d'essai - le rend très populaire auprès des étudiants, nombreux à le choisir en dépit des difficultés linguistiques objectives qu'il comporte, comme beaucoup d'oeuvres romanesques: temps de la narration, parfois mal - ou pas du tout - maîtrisés par nos apprenants (passés simples...), richesse du lexique et des expressions familières.
Son intérêt pédagogique est cependant indéniable car rares sont les romans policiers voire les romans tout court qui permettent d'embrasser des questions aussi douloureuses, aussi brûlantes, aussi taboues de l'histoire contemporaine française, que les déportations dans Paris occupé, les responsabilités du régime de Vichy ou la guerre d'Algérie.
 
Après avoir fourni quelques informations préliminaires sur le roman à partir des éclaircissements fournis par le romancier lui-même , nous nous proposons d'explorer la matière brute qui va servir de support au roman - à savoir la vie de Papon et l'affaire Papon - afin d'éclairer le rapport entre fiction romanesque et réalité des faits (pour autant qu'on puisse les connaître et les étudier). Ce jeu de décodage des "clefs" et de la transposition romanesque de faits bien réels n'est pas le moindre intérêt de Meurtres pour mémoire à l'heure où l'on commence à avoir une bonne connaissance du cas Papon grâce aux nombreux documents et dossiers examinés au cours du procès.
 
 
Genèse du roman
 
Meurtres pour mémoire rassemble des faits d'histoire ainsi que l'actualité au moment de l'écriture: l'affaire Papon, c'est-à-dire la difficile mise en accusation pour crimes contre l'humanité d'un homme qui fut ministre dans le gouvernement Barre. C'est la vie qui a décidé de ce chaînage comme l'explique Didier Daeninckx:
 
Pendant plusieurs années, comme tous les salariés, j'ai reçu une lettre qui m'appelait à me conduire en bon citoyen, c'est-à-dire à m'acquitter de mes impôts, et cette lettre avait la particularité d'être signée par Maurice Papon, ministre du Budget! Le fait que ma voisine, Suzanne Martorell, soit morte assassinée par la police du préfet Maurice Papon, à Charonne, est un premier déclencheur (Daeninckx, 1999).
Le hasard a voulu que la première personne - ma rencontre personnelle avec la mort - qui soit morte autour de moi c'était une femme qui habitait dans la Cité où j'habitais quand j'était gamin et elle s'appelait Suzanne Martorell et elle a été tuée dans une manifestation pour la paix en Algérie. Elle a été tuée par la police de Maurice Papon. Le premier enterrement auquel j'ai participé, c'est l'enterrement des victimes de cette manifestation. Un des enfants de Suzanne Martorell était dans ma classe au collège". (...) "Quand j'étais gamin, quand j'ai voulu savoir qui avait tué Suzanne Martorell ma voisine, on m'a tout de suite dit: "c'est Maurice Papon". A l'âge de 11 ans, je savais qui était l'assassin. Et l'assassin était le préfet de police. (Daeninckx, 1997: 120).
 
L'événement de Charonne revêt en effet une importance fondamentale même si cet événement n'apparaît pas dans le roman. Juste après Charonne, le parti communiste avait collé sur tous les murs du pays les portraits des huit morts, avec le slogan "le fascisme ne passera pas". On voyait une foule immense, la foule des obsèques, avec en médaillon les "martyrs du 8 février 1962": Daniel Féry, Jean-Pierre Bernard, Anne-Marie Godeau, Fanny Dewerpe, Hippolyte Pina, Edouard Lemarchand, Raymond Witgens et Suzanne Martorell dont on précisait que le mari avait été chassé d'Espagne par Franco. "Ces huit français demandaient la mise hors d'état de nuire des criminels fascistes. La meurtrière répression de la police gouvernementale les a tués" (Daeninckx, 1997: 120).
Voici ce que dit à ce propos l'auteur lui-même:
 
J'avais déjà ce compte à régler avec Maurice Papon. Et puis on ne cite jamais les blessés de Charonne. Une autre voisine, Mme Renaudat, battue au-delà de l'imaginable, est restée handicapée pour le restant de ses jours, incapable de parler. Des familles ont connu la misère suite à ces violences. Et quand j'ai lu dans la presse que le même Papon, secrétaire de la préfecture de Gironde pendant la Collaboration, était responsable de l'organisation de la déportation de mille six-cents juifs de la région de Bordeaux, l'idée du livre s'est imposée. Ce qui sous-tend le livre, c'est la résistance de quelques individus, face à la puissance de l'Etat, des raisons d'Etat, et l'étendue des complicités, des lâchetés.
Là-dessus est venue par glissement ma découverte de l'importance de la répression policière des manifestations algériennes du 17 octobre 1961, à Paris. Je savais qu'il s'était passé quelque chose de grave, ce soir-là, mais j'étais loin d'imaginer que la police du même préfet Papon avait tué entre deux cents et trois cents manifestants, dans les conditions les plus horribles qui soient. Noyades, matraquages, pendaisons, mitraillages, exécutions sommaires, blessés achevés... (Daeninckx, 1997: 121).
 
 
Une méthode de travail basée sur une riche documentation
 
Le roman est basé sur l'exploitation d'une matière brute; il ne s'agit pas ici de faits divers - source inépuisable de matière romanesque pour l'auteur - mais de faits historiques importants quoique souvent passés sous silence.
A l'instar de Zola procédant à un travail de journalisme d'investigation sur le terrain pour écrire Germinal, Daeninckx va réunir une riche documentation pour écrire son livre, en particulier la scène clef du deuxième chapitre (reconstitution de la manifestation des "Français musulmans" le 17 octobre 1961)
 
J'ai écrit le livre au cours des premiers mois de 1983, après avoir dépouillé la presse de l'époque, rencontré quelques témoins par l'intermédiaire de mon beau-frère originaire de Kabylie, et qui tenait alors un restaurant oriental à Aubervilliers. A Beaubourg un archiviste consciencieux a microfilmé les passages censurés dans les journaux de l'époque. J'ai pu consulter plusieurs dizaines de lettres écrites par des manifestants à la demande du Front de Libération nationale algérien, dès le lendemain du massacre. J'ai lu des travaux sur les bidonvilles de la région parisienne, retrouvé des photos, lu des livres historiques, des témoignages (Daeninckx, 1997: 122).
 
L'auteur se documente également sur Drancy, lieu important du point de vue historique (antichambre d'Auschwitz) et dans le roman. En effet, le professeur d'histoire Roger Thiraud a pour seuls torts de vouloir écrire une monographie sur sa ville natale, Drancy et de passer sur les grands boulevards, en octobre 1961, alors que la police parisienne réprime dans le sang une manifestation d'indépendantistes algériens. Le père et le fils Thiraud - qui veut seulement terminer la monographie inachevée de son père -, innocents mais conscients, vont payer de leur vie leur trop grande proximité avec l'histoire en train de se faire.
 
Je suis allé pour la première fois dans la cité de la Muette, à Drancy, au moment où j'écrivais ce livre. Une cité redevenue ordinaire. J'ai rencontré les enseignants du lycée voisin du camp, le lycée Delacroix, qui avaient fait travailler leurs élèves sur son histoire. Je suis allé dans les caves où l'on peut encore voir des inscriptions faites par les déportés. On prend conscience de la distance qui s'était créée entre les hommes en arrivant là-bas: l'antichambre des camps de la mort était située dans un quartier paisible, une suite de petits pavillons. La cité de la Muette était une cité-jardin expérimentale, construite dans les années trente, un paradis pour familles ouvrières, dans l'esprit des promoteurs et des architectes. Et là, au vu et au su de tout le monde, les Bousquet, Papon, Laval, faisaient entasser hommes, femmes, enfants, vieillards, prélude à leur assassinat. Aujourd'hui Drancy vote Front National à 28% sans que cela n'inquiète personne. Imagine-t-on le tollé si les habitants de Dachau ou d'Auschwitz accordaient le même score à l'extrême droite nazie, allemande ou polonaise? (Daeninckx, 1997: 122-123).
 
 
La réception du roman
 
En février 1982, les éditions du Masque annoncent à Didier Daeninckx qu'après avoir lu son premier manuscrit, envoyé cinq années plus tôt, Mort au premier tour, ils étaient prêts à le publier. En revanche, Meurtres pour mémoire a été refusé et l'auteur s'est alors tourné vers la Série noire. Comme l'explique Daeninckx:
 
Robert Soulat, chez Gallimard, était très sensible à la question algérienne. Il avait été résistant, très jeune, et avait été témoin des massacres coloniaux de Sétif et du Constantinois, en 1945. Je crois que, sans lui, mon livre ne serait jamais sorti. Il a été tiré à quinze mille exemplaires, comme les autres Série noire, sans battage particulier. Marie-Anne Pini et Chantal Bruel, les attachées de presse, m'ont confié cinquante exemplaires du livre que j'ai déposés auprès de gens qui avaient eu à connaître le 17 octobre, comme Jean-Louis Péninou, ancien de l'UNEF, Pierre Vidal-Naquet de Vérité-Liberté, ou André Wurmser qui ne passait pas une semaine sans tirer à vue sur Papon dans l'Humanité. Trois jours plus tard le téléphone a sonné: "Allo... Ici André Wurmser... J'ai lu votre livre et je voudrais vous rencontrer. "Je suis allé chez lui, Faubourg-Poissonnière, au-dessus de Témoignage chrétien. Il avait plus de quatre-vingt ans et m'a avoué ne jamais lire de Série noire, et ne s'y être intéressé qu'à cause de la mention du 17 octobre 1961, en quatrième de couverture. Il m'a annoncé qu'il allait consacrer une chronique d'une page entière à mon livre. C'était inespéré et j'ai lu: "Nous apprenons avec tristesse le décès d'André Wurmser..." Le bouquin a bien marché quand même, le premier tirage a été épuisé en trois mois, grâce au bouche à oreille. Au mois de mai, le jury du prix Paul-Vaillant-Couturier, qui comprenait Vitez, Wolinski, et des journalistes membres du parti, s'est réuni au siège de l'Humanité pour décerner sa distinction. La secrétaire a déposé une enveloppe sur la table, une lettre laissée par André Wurmser avant sa mort. Il y était écrit qu'il votait pour Meurtres pour Mémoire! Personne d'autre n'ayant lu le livre, la décision a été ajournée et j'ai été choisi un mois plus tard, grâce à la voix du mort. Quelques jours plus tard le livre a reçu le grand prix de Littérature policière (Daeninckx, 1997: 122-123).
 
Ce livre allait être décisif pour la vocation littéraire de Daeninckx.
 
Un roman qui a fait la notoriété de son auteur
 
Ce livre ne m'a jamais quitté, ne serait-ce qu'un seul jour. Il a fortement pesé sur ma vie. Un véritable manifeste littéraire, politique et moral. Il m'a fait rencontrer des milliers de gens. Il me conduit à travers le monde, au gré des traductions. Depuis sa parution, j'ai animé près d'une centaine de rencontres chaque année, dans les comités d'entreprises, les lycées, les universités, les bibliothèques. Pour parler de littérature, d'écriture, de la lutte contre les fascisme, de la nécessaire réappropriation de l'histoire ouvrière, d'une histoire populaire. J'essaye de signaler qu'il existe des parts de nous-mêmes totalement passées sous silence, occultées, minorées, déformées, qu'il y a des trésors romanesques enfouis dans toutes nos villes, et qu'ils nous sont nécessaires pour faire en sorte que notre avenir ne ressemble pas à notre passé (Daeninckx, 1997: 123).
 
La mémoire joue un rôle essentiel dans cette perspective.
 
 
Le rôle de la mémoire dans l'oeuvre de Daeninckx
 
"Meurtres pour mémoire " est placé sous l'emblème de la mémoire, d'autant que la phrase mise en exergue, quelque peu énigmatique au premier abord, répond comme en écho à ce titre du roman: "En oubliant le passé, on se condamne à le revivre " (c'est nous qui soulignons). Cette phrase résume d'ailleurs admirablement la vie de Papon et le sens de son procès. L'épilogue du roman (Daeninckx, 1984: 215-216) nous montre au demeurant que le "passé ne veut pas passer", puisque des ouvriers, occupés à arracher des couches successives d'affiches recouvrant des panneaux publicitaires, mettent à jour un texte comportant des mesures discriminatoires antisémites remontant à l'occupation allemande.
En fait, c'est toute l'oeuvre de Daeninckx qui est à placer sous le signe du rôle de la mémoire, le romancier étant le seul à même de prendre du recul sur les événements passés.
 
Moi, je suis contre le pouvoir, contre la disparition de la mémoire. Qu'est-ce que fait un enquêteur sinon comprendre pourquoi la catastrophe est advenue à partir des traces. C'est toujours un travail sur les traces: celles laissées par l'assassin, par la victime, par les indifférents. C'est toujours une remontée dans les traces (c'est nous qui soulignons). C'est pour ça que le roman policier est fabuleux, d'une modernité incomparable. A une époque où le robinet n'arrête pas de couler, où on n'a pas encore eu le temps de réfléchir sur les choses qu'elles sont déjà mortes, où la guerre du Golfe est emportée par la Yougoslavie, la Yougoslavie par le Rwanda, et où l'on n'a pas le temps de comprendre ce qui arrive et qui est pourtant d'une importance capitale, le travail des traces, le travail de compréhension, de freinage du temps incombe uniquement aux romanciers, et, bien plus tard, dans un deuxième temps, aux historiens. Les journalistes, eux, sont emportés par le temps, dépassés par les nécessités de l'actualité. Il faut que le romancier puisse résister à cela (Daeninckx, 1997: 123).
 
Daeninckx s'insurge par ailleurs contre l'oubli des crimes politiques:
 
Dès 1962, une amnistie, véritable "omerta" constitutionnelle, s'opposera à tous ceux qui voudront désigner les responsables des massacres coloniaux. Plus tard, entre 1978 et 1981, Mme Simone Veil, ministre de la Santé du gouvernement Raymond Barre sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, viendra s'asseoir chaque mercredi matin, à Matignon, près de Maurice Papon, secrétaire d'Etat du Budget. La victime, l'une des plus jeunes déportées de France, côtoyant son bourreau en la personne du seul Français, au moment où ces lignes sont écrites, à être inculpé de crimes contre l'humanité. Quelques mois plus tard, en mai 1981, l'organisateur de la rafle du Vél' d'hiv, René Bousquet, foulera le gazon du parc de l'Elysée dans l'ombre de son ami d'au moins trente ans élu Président de la République par la coalition des gauches. Certains cyniques désignent cela sous le vocable de "comédie du pouvoir". Je n'y vois pour ma part qu'une tragédie qui nous broie (Daeninckx, 1997: 20-21).
 
Ce thème de l'amnésie est également fondamental dans le procès Papon, les manifestants devant le Palais de justice brandissaient d'ailleurs des banderolles portant l'inscription: "45 ans d'amnésie: Vichy voulait, la France savait, Papon signait". De même, le mot de "mémoire" revient comme un leitmotiv dans tous les titres des journaux sur le procès, comme dans ce numéro du Point du 1er novembre 1997: "Mémoire et culpabilité: quand le passé ne veut pas passer", "Dans ce procès exceptionnel l'oeuvre de mémoire doit être tout aussi exceptionnelle"; "Vichy-Résistance-Guerre d'Algérie LA FRANCE MALADE DE SA MEMOIRE". De son côté, le Nouvel Observateur parle de "guerres des mémoires" (numéro du 23-30 octobre 1997).
 
 
La biographie de Papon et le roman
 
Papon a joué historiquement un rôle important dans trois événements clefs, séparés chacun de vingt ans, soit dans l'ordre chronologique:
 
1) Vichy, plus précisément l'époque 42-44: secrétaire de la Préfecture de la Gironde. Mesures discriminatoires et déportations.
2) 17 octobre 1961, préfet de police de Paris. Répression policière de la manifestation.
3) 1981: début de "l'affaire Papon". Publication de pièces provenant des archives de la préfecture de Bordeaux dans le Canard enchaîné, entre les deux tours des présidentielles.
 
On retrouve dans le roman trois dates clefs, qui sont autant de moments décisifs de l'histoire contemporaine française, dans l'ordre suivant:
 
1) Le 17 octobre 1961: jour de la manifestation des Algériens et des ratonnades et premier meurtre - celui de Roger Thiraud - qui va faire basculer le destin de la famille Thiraud. (chapitre I et II: la préparation de la manifestation, le récit des événements)
2) 20 ans plus tard, soit en 1981: mort de Bernard Thiraud et début de l'enquête de l'inspecteur Cadin. (tous les chapitres suivants, à savoir III à XI ainsi que l'épilogue). La date de 1981 n'est donc pas anodine: si elle marque le début de l'enquête de l'inspecteur Cadin, elle correspond aussi à la découverte des archives sur le passé de Maurice Papon, au début de l'affaire Papon.
3) Le régime de Vichy: l'époque de la collaboration et des déportations, des crimes contre l'humanité mis à jour par l'inspecteur Cadin. Le véritable mobile des deux meurtres consiste à faire disparaître toute trace compromettante de participation à ces crimes. Bien entendu, dans l'économie d'un roman policier où le code herméneutique est fondamental, les événements relevant de cette période ne peuvent être pleinement élucidés qu'à la fin.
 
 
Les débuts de l'affaire Papon
 
La date de publication du roman, 1984 - écrit à Aubervilliers en janvier-février 1983 - suit d'assez près les révélations sur le passé de Papon. Le roman est donc pleinement en prise avec l'histoire en train de se faire.
"Papon, aide de camps" c'est sous ce titre explosif, en page 4 du Canard enchaîné, que Nicolas Brimo signe, le 6 mai 1981, un article qui déclenche aussitôt une formidable tempête. Maurice Papon, ministre du budget en exercice, est tout simplement accusé d'avoir aidé, pendant la Seconde Guerre mondiale, les occupants nazis à déporter, depuis Bordeaux, 1690 Juifs français ou réfugiés. Documents à l'appui, l'hebdomadaire révèle que, secrétaire général de la préfecture de la Gironde du 1er juin 1942 au 22 août 1944, Maurice Papon a eu sous ses ordres directs le Service des questions juives. Et qu'à ce titre, il a joué un rôle actif dans l'organisation des dix convois de déportés juifs partis de Bordeaux vers le camp de Drancy, ultime étape avant l'un des camps d'extermination. L'affaire Papon commence...
A quatre jours d'une élection présidentielle particulièrement disputée, la France retient son souffle. Comme en 1974, François Mitterrand et Valéry Giscard d'Estaing portent chacun les couleurs d'une moitié du pays. Publier cet article dans ce climat passionné n'est pas neutre. Placer à la "Une" du journal un surtitre ainsi rédigé: "Quand un ministre de Giscard faisait déporter les juifs" l'est encore moins.
La date de publication de l'article du Canard enchaîné respire le "coup" électoral. Mais les documents de l'hebdomadaire sont authentiques et accablants... Ils ont été patiemment collectés par Michel Bergès, un jeune historien bordelais et par Michel Slitinsky, fils d'un couple de juifs ukrainiens installé à Bordeaux. Dans la nuit du 19 au 20 octobre 1942, le garçon avait échappé de justesse à l'une de ces rafles dont l'organisation relevait du jeune Papon.
Michel Slitinsky a cherché pendant vingt ans à réunir les preuves de la responsabilité de Papon. Comme il l'expliquera à l'occasion du procès, il sort en 1968 un premier livre sur la rafle d'octobre 1943 et rencontre un chef de service de la préfecture. En reconstituant l'organigramme de la préfecture, le nom qui apparaît est celui de Garat et non celui de Papon. Ce fonctionnaire le laisse accéder aux dossiers familiaux de la préfecture. En 1979, un ami l'appelle et lui dit: "J'ai hérité d'un stock de documents sur l'Occupation". Il passe ensuite trois mois à étudier un lot de 12 000 dossiers familiaux. Il découvre alors qu'il y avait à Bordeaux 350 foyers avec des mariages mixtes qui auraient dû être écartés du fichier juif, que la SEC (section d'enquête et de contrôle) avait réalisé 187 propositions de radiation au fichier et que la préfecture n'en avait radié que 110. Mais jusqu'en 1981, il ne connaissait pas exactement le rôle de l'accusé ni l'organigramme de la préfecture.
Michel Bergès découvre les 80 documents qui ont permis d'engager des poursuites. En 1981, il tombe par hasard sur les archives départementales de Bordeaux. Si l'accusation s'appuyait à l'origine sur les archives découvertes et étudiées par Michel Bergès, ce chercheur s'est mis par la suite à abonder dans le sens de la défense, en minimisant le rôle d'abord prêté à Papon: celui-ci serait devenu un simple rouage face à une pression SS de plus en plus écrasante. Papon, pour Bergès, ne fut qu'un "relais dans un système", il n'est pas le maître d'oeuvre des rafles et convois. L'évolution de Bergès a été ressenti e comme un revirement, une trahison, par les parties civiles tandis que l'accusé saluait son "courage", son "honnêteté intellectuelle" (Poirot Delpech, 1998: 171).
Si l'on transposait la réalité dans la fiction, on pourrait dire que Slitinsky et Bergès sont les historiens - comme Roger Thiraud et son fils - qui contribuent à faire revivre tout un pan du passé que Papon voulait oublier et faire oublier.
D'abord ébranlé par les révélations du Canard, le ministre va lancer une contre-offensive, dont l'objectif premier est de réaffirmer sa qualité de résistant, atout décisif, en 1944 comme en 1958, pour le progrès de sa carrière. Qu'en est-il exactement du Papon résistant?
 
 
Une résistance qui résiste mal, un passé qui ne passe pas
 
Résistance à l'occupant et participation à la persécution des juifs semblent à ce point antinomique dans les années 1943-44, que la preuve renouvelée de la première devrait anéantir le soupçon de la seconde. Papon fait appel aux trois commissaires de la république nommés par De Gaulle à Bordeaux et sous lesquels il a successivement servi, Gaston Cusin, Jacques Soustelle et Maurice Bourgès-Maunoury: trois hommes qui disent, pour le disculper, "avoir une connaissance pleine et entière de son comportement sous l'occupation". La chose est inexacte, mais les signataires sont célèbres...
Son maintien en place en 1944 pourrait se résumer au dialogue suivant, d'un laconisme militaire:
 
Cusin: Je vous nomme mon directeur de cabinet.
Papon: Pas question! On dira que vous gardez l'ancien secrétaire général de Vichy.
Cusin: Je tiens ma fonction du général de Gaulle. C'est un ordre!
Papon (se mettant au garde-à-vous): je suis là!!! (Poirot Delpech, 1998: 249).
 
Malgré l'opposition de Gabriel Delaunay, président du comité d'épuration qui donnera à Papon la note 1, sur une échelle qui allait de 0 ("arrêter") à 5 ("à promouvoir") et une loi qui excluait qu'un ancien serviteur de Vichy soit maintenu dans ses fonctions, la commission d'épuration finira par entériner la décision de Cusin, mais ses opposant ne désarmeront pas. Papon est d'ailleurs le seul haut fonctionnaire de Vichy à avoir été promu sur place dans la même préfecture.
Dès 1944, de grands résistants étaient scandalisés de voir Papon, bras droit de Sabatier sous Vichy, soudain bras droit de Gaston Cusin, Papon encore, au balcon de la préfecture, à deux pas du Général de Gaulle, Papon toujours, blanchi par la Commission spéciale d'épuration. Dans un article de la Nouvelle République du 9 octobre 1944 à propos du meeting du Front national (de la résistance), on peut lire, à propos de Papon: "lui aussi pense aux morts, à ceux qui ont souffert, ou souffrent encore dans les geôles allemandes, aux déportés...". On ne peut que s'étonner de la rapidité du revirement de la chenille collabo transformée en une nuit en doryphore résistant: le dernier convoi est parti en juin, c'est-à-dire trois mois plus tôt, et Papon rend hommage...aux déportés! Mais dans le Bordeaux de 1944, ceux qui ont su conquérir la confiance du commissaire de la République sont intouchables...
Rappelons qu'à la libération, de Gaulle était pris entre deux menaces sur la souveraineté nationale, le projet allié d'administration directe et la situation quasi insurrectionnelle qu'avaient créée les maquis du Sud-Ouest, dominés par les communistes. Le commissaire de la République Cusin a pu estimer que la connaissance du terrain qu'avait acquise Papon le rendait précieux face à ces deux risques, quelles qu'aient été ses attitudes antérieures.
Mais la réalité des homologations est différente. Le certificat d'appartenance aux forces combattantes a été demandé en 1952, refusé en 1953 et accordé seulement en 1958 quand l'intéressé - est-ce un hasard? - est préfet de police. Les parties civiles s'étonneront, lors du procès, qu'il n'ait reçu ni pseudonyme ni numéro d'immatriculation, critères d'appartenance sérieuse aux réseaux. D'autre part, le service de renseignements de Londres, le BCRA, l'a fiché "collaborateur" et présenté comme dévoué au maréchal Pétain.
Un jury d'honneur réuni à la demande de Papon le 15 décembre 1981 et composé, selon ses propres termes, de "résistants authentiques", déclare:
 
Maurice Papon a dû concourir à des actes apparemment contraires à la conception que le jury se fait de l'honneur (...) Au nom des mêmes principes qu'il croyait défendre, et faute d'avoir été mandaté par une autorité qualifiée de la résistance française pour demeurer à son poste, M. Papon aurait dû démissionner de ses fonctions au mois de juillet 1942 (Poirot Delpech, 1998: 448-449).
 
Ce mois terrible où le secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet, rencontre le chef des SS en France, Karl Oberg, et s'engage à lui livrer, en zone occupée, le nombre de juifs réclamés par les Allemands. On devine la colère du ministre à la lecture des conclusions du jury.
Le malheur, pour Maurice Papon, c'est que l'extraordinaire reconstruction de son passé, que l'invention de "sa" résistance, menées de main de maître - à partir de quelques faits mineurs - dans la période de transition de l'automne 1944, ne résisteront pas, quarante ans plus tard, à l'examen scrupuleux des historiens et des magistrats.
 
 
Une brillante carrière
 
Cette "invention" pourra en tout cas lui permettre de poursuivre après la guerre une brillante carrière de haut fonctionnaire en Corse, en Algérie, au Maroc avant d'être appelé à la préfecture de police de Paris en 1958 pour "remettre de l'ordre dans la grande maison"...
C'est ce même Maurice Papon que l'on retrouve dans le roman sous les traits d'un certain Veillut, dont la carrière est reconstituée au chapitre XI, au moment de l'élucidation finale de l'enquête. Il dispose d'un complice, Lécussan, qui occupant le poste de chef archiviste, l'avertit à chaque fois que quelqu'un s'intéresse de trop près aux documents explosifs sur les déportations imputables à la préfecture. Ainsi, à la question de Claudine Cadet, la petite amie de Bernard Thiraud, la deuxième victime:
"- Mais, il n'y a pas eu d'enquête à la Libération pour déterminer les responsabilités de chacun?"
L'inspecteur Cadin répondra:
 
- Si, bien sûr. Veillut et Lécussan ne sont pas des idiots. Ils l'ont prouvé en restant insoupçonnables pendant plus de quarante ans. Ils ont senti, au début 44, que les grands moments de la collaboration touchaient à leur fin, qu'il faudrait bientôt rendre des comptes. Ils ont pris leurs distances avec Vichy et ils ont consacré leurs efforts à aider les réseaux de résistance. De la manière la plus voyante. A la Libération, Veillut a été décoré pour son courage! Personne ne se serait permis de contester les mérites d'un héros arborant la rosette au revers de son pardessus. Depuis cette époque, Veillut n'a cessé de gravir les échelons: Secrétaire Général de la Préfecture de Bordeaux en 1947, Chef de cabinet du préfet de Paris en 1958. Au cours de l'année 1960 on lui a confié une mission secrète: constituer une équipe chargée de liquider les responsables FLN les plus remuants. Ses activités se sont étendues à l'OAS en 1961.
(...) Quand en 1961, Lécussan l'a prévenu des recherches menées par Roger Thiraud, le père de Bernard, Veillut a tout naturellement utilisé les compétences d'un de ses hommes, Pierre Cazes. (...) En bon professionnel, Pierre Cazes a profité des troubles du 16 octobre 1961, la manifestation algérienne, pour remplir son contrat (Daeninckx, 1984: 212-213).
 
 
 
 
Octobre 1961, trou noir de la mémoire française
 
Dans le roman, la manifestation du FLN et sa brutale répression constitue une scène clef. Elle est décrite au chapitre II dans les moindres détails et selon divers points de vue - avec une technique quasi cinématographique, la caméra étant tour à tour pointée sur les manifestants, sur la future victime, sur le meurtrier, sur les parisiens.
Rappelons les faits: le 17 octobre 1961, sur l'injonction du FLN, 20 000 immigrés algériens quittent Nanterre ou Saint-Denis pour manifester contre le couvre-feu imposé aux Nord-Africains, à l'appel de la fédération de France du FLN. Ils n'ont pas le temps de sortir des bouches de métro qu'ils sont brutalement chargés par la police. Chauffés à blanc par l'assassinat de 11 des leurs par le FLN depuis la fin août, les policiers se déchaînent: passages à tabac, coups de feu, manifestants jetés dans la Seine. Des scènes insoutenables. La tuerie se serait poursuivie jusque dans la cour de la Préfecture de police. C'est du moins ce qu'indiquent les nombreux témoignages recueillis par Jean-Luc Einaudi dans son livre La bataille de Paris.
Lors du procès, ce dernier a prononcé un implacable réquisitoire en racontant à la barre, pendant près d'une heure et demie, les terribles journées d'octobre 1961: "Une chasse à l'homme, un massacre commis sous les ordres du préfet de police Papon" qui fit "au minimum 200 morts, vraisemblablement 300".
Des Algériens furent cette nuit-là tabassés, matraqués, torturés. Le 17 octobre 1961, Papon a donc a directement ordonné des massacres, vu des gens mourir sous ses yeux et sur son ordre. Selon Pierre Vidal-Naquet, c'est aussi un crime contre l'humanité:
 
Des gens ont été tués et jetés dans la Seine simplement parce qu'ils avaient un faciès d'algérien. C'est un crime contre l'humanité qui devrait être jugé comme tel. Je vous rappelle que ces crimes ont été déclarés imprescriptibles en 1964.
A la question "Vous pensez donc que l'implication de Papon était plus claire et plus directe dans la répression d'octobre 1961 que dans la déportation des juifs en 1942", l'historien répond d'ailleurs: "Absolument. En 1961, il a directement ordonné des massacres, il a vu des gens mourir sous ses yeux et sur son ordre. Il y a matière à l'ouverture d'un procès" (Vidal Naquet, 1997).
 
A propos du 17 octobre 1961, Maurice Papon déclarera:
 
La répression s'est réduite à faire monter les Algériens dans les cars et les autobus. Cette manifestation se serait passée comme d'autres s'il n'y avait pas eu cette affaire des Algériens jetés dans la Seine. Il y en a eu. Comment cela s'est-il passé? Les cadavres ont été récupérés et identifiés. Tous ces Algériens étaient membres du P.P.A. C'étaient des dissidents du F.L.N. Des commandos du F.L.N. les ont fait disparaître en les imputant à la police. Monsieur Frey (Ministre de l'intérieur à l'époque) a saisi le parquet pour une enquête qui s'est terminée par un non-lieu, ce qui était justice (Riss, 1998: 12).
 
Papon déclarera notamment pour sa défense: "Il y avait les porteurs de valises et autres individus équivoques. Ceux qui en ce moment prennent leur revanche!" (Ici, la réalité rejoint la fiction, puisque ces porteurs de valises fournissent, dans le roman, l'une des premières hypothèses d'explication du meurtre de Roger Thiraud - seul Français mort au cours de la manifestation algérienne - d'abord avancée par l'inspecteur Cadin puis rejetée par la suite:
 
Supposons que le père Thiraud se soit mouillé dans la combine des valises de fric du F.L.N. Sa liquidation en octobre 1961 peut être l'oeuvre de barbouzes chargées de nettoyer le paysage politique... En ce temps-là, on n'appréciait pas beaucoup les Français qui passaient de l'autre côté (Daeninckx, 1984: 74).
 
Peut-on mieux cerner la responsabilité du préfet de police Papon dans cette gigantesque "ratonnade"? Selon Einaudi, elle est "directe, personnelle, écrasante". Pour certains témoins, ce bain de sang s'explique d'abord, de la part des policiers, par un "grand mouvement de vengeance collective à la base". Papon aurait couvert ces agissements en engageant ses hommes à rendre coup pour coup et en étouffant ensuite les enquêtes. Il agissait toutefois dans un contexte de guerre, sur instructions. Un succès de la manifestation aurait en effet été pour le gouvernement français un camouflet, prouvant qu'il n'était pas le maître dans sa capitale. Il aurait, par contrecoup, donné des arguments à l'OAS.
Dans Le Monde du 18 octobre, Jacques Fauvet estime par exemple que le FLN porte la responsabilité des sanglants incidents de la veille, puisqu'ici et là c'est le terrorisme musulman qui est à l'origine de ces drames. Selon l'éditorialiste, les mesures prises par le préfet Papon sont "peut-être critiquables" mais elles se veulent une protection pour tous. On peut également s'interroger sur la responsabilité des organisateurs de la manifestation, exposant des civils à des représailles après une campagne d'assassinats de policiers.
Si le débat du procès n'a pas permis de trancher sur le bilan définitif, ni sur d'éventuelles consignes de brutalité données par le Préfet en personne, il a livré un trait marquant du personnage. Que pensait-il de la démission donnée par Teitgen, secrétaire général de la préfecture d'Alger, pour protester contre les exactions et les tortures pratiquées par les forces de l'ordre notamment à Constantine? Conscience contre obéissance: toute la question posée aux hauts fonctionnaires, lorsque l'inévitable survient. Pour Papon, la réponse était exactement inverse, et rend compte de tout le comportement qui lui est reproché: "Je n'ai pas l'habitude de démissionner. démissionner, c'est déserter!" Il ajoutait: "Je ne me suis jamais dégonflé" (Riss, 1998: 13). Teitgen, non plus, ne s'est pas dégonflé. La tragique différence entre eux n'est pas près d'être tranchée!
Le lendemain du drame de Charonne, Papon a explicité sa règle de conduite dans cet ordre du jour aux policiers du ler janvier 1962, bien révélatrice du personnage, parce qu'elle constituera la leitmotiv de sa défense, à savoir que l'ordre issu d'un supérieur constitue une cause d'irresponsabilité pénale: "Il n'y a pas de crise de conscience quand on obéit aux ordres du gouvernement" (Violet, 1997: 260-261).
La passivité des forces politiques, syndicales et sociales lors de ces événements - soulignée dans le roman - s'explique également par un complot du silence et l'organisation systématique du mensonge de la part de l'Etat:
 
Tout a été mis en oeuvre pour ue l'on ne sache pas la vérité, et aujourd'hui encore Papon, malgré sa condamnation pour complicité de crime contre l'humanité, sévit encore, et met tout en oeuvre pour que cette vérité reste cachée. A l'époque, malgré les demandes, il n'y a pas eu de commissions d'enquête. Papon, trés habilement, a fait ouvrir des informations judiciaires, et ces informations judiciaires ont été évoquées pour qu'il n'y ait pas de commissions d'enquête, parce qu'on ne peut pas enquêter quand il y a une information judiciaire, et en 1962 touts les informations judiciaires ont été closes par des non lieux. Dans le même temps des joumaux et des livres ont été saisis, un film aussi. Autrement dit il y a eu la volonté d'étouffet (Einaudi, 1998).
 
Ce qui s'est avéré lors du procès, c'est que de Gaulle avait bien "couvert" les ratonnades de 1961, en gardant à son service toute la chaîne de commandement gouvernementale et administrative à l'oeuvre le soir des noyades massives.
Cette volonté d'étouffer apparaît naturellement dans la disproportion entre le bilan officiel des morts et des blessés (respectivement 2 et 64) reconnus et les estimations les plus réalistes - le bilan définitif n'ayant jamais pu être établi - aux termes desquelles le nombre de morts pourrait être de 150-200 (sur le site web des parties civiles figure une liste établie par Einaudi de 140 victimes, dont 70 morts et 70 disparus). Le roman met également en relief cette nette discordance (Daeninckx, 1984: 38).
Dans Meurtres pour mémoire, ce complot du silence se traduit également par les difficultés qu'éprouve Cadin à obtenir des images du drame, au chapitre V: seuls un certain Rosner, alors photographe de la police, avait probablement mis en boîte les affrontements les plus sérieux mais tous ses dossiers et archives ont été saisis par une équipe de "plombiers" et il a été licencié pour faute grave. Quant au film réalisé par hasard par la R.T.B.F., il n'a jamais été diffusé et reste dans les archives de la télévision belge.
 
 
La question des archives
 
Question centrale dans le roman, nous l'avons vu, puisque Veillut dispose d'un complice en la personne du chef archiviste, l'affaire Papon va de son côté contribuer à relancer la question des archives et de leur utilisation.
Ainsi, dès que Jean-Luc Einaudi a quitté le palais de justice de Bordeaux, Catherine Trautmann a promis de rendre accessibles les archives sur les événements d'octobre 1961.
Cependant, on doit rester prudent sur les possibilités de retrouver la vérité sur les événements à partir des seules archives. Georgette Elgey, archiviste de l'Elysée sous François Mitterrand, semble réservée sur les possibilités d'en savoir plus:
 
Que trouvera-t-on? Les bavures sont-elles dans les archives? L'équipe d'un car de Police-Secours qui aurait jeté des Arabes à la Seine aura-t-elle fait un rapport? Et qu'ouvrira-t-on? Les archives de la préfecture de police et de l'institut médico-légal, celles du ministère de l'intérieur ou des différents commissariats de police concernés? Autant que l'ouverture des archives - ou peut-être même plus! -, ce qui importe, c'est l'usage qu'on en fait (Elgey, 1997).
 
D'une manière générale, comme le dit Pierre Vidal Naquet:
 
Il faut savoir que les archives sont parfois très vite "épurées" (...) De plus, même devant des archives intactes, on a un problème d'interprétation. On n'a par exemple jamais trouvé un texte ordonnant de torture en Algérie, et pourtant on sait par des dépositions devant la justice que cet ordre émanait de trois ministres: Lacoste, Lejeune et Bourgès-Manoury. De même, on n'a jamais trouvé un texte signé Hitler ordonnant d'exterminer les juifs, alors qu'il est évident que Hitler a personnellement organisé la solution finale (Vidal Naquet, 1997).
 
 
 
Le Jeu des différences
 
Bien entendu, les similitudes entre réalité et fiction, s'arrêtent là où commence la construction romanesque: sans même évoquer tous les personnages inventés de toutes pièces et fonctionnels à l'intrigue policière (la famille Thiraud, les victimes, etc.), dans le roman le personnage de Veillut est un meurtrier "direct", qui va jusqu'à tuer de sa propre main Bernard Thiraud, alors que nous savons que Papon est surtout un bureaucrate sans états d'âme et carriériste, pour qui on doit plutôt parler d'un "crime de bureau" - c'est d'ailleurs le titre de l'ouvrage de Bertrand Poirot Delpech retraçant les épisodes plus saillants du procès: "La mort de 1600 innocents a dépendu de tampons sur des feuilles volantes, de consignes données à moitié, de zèles contrariés, de hasards bureaucratiques" (Poirot Delpech, 1998: 219).
Veillut sera assassiné à son tour par celui qu'il avait trompé, Pierre Cazes, le tueur de Roger Thiraud. Quant à Papon...
La spécificité de la fiction est bien sûr de s'appuyer sur des faits réels et de les transposer pour faire un roman. Pensons à Stendhal transformant l'histoire d'Antoine Berthet pour écrire "Le rouge et le noir".
 
 
Le travestissement romanesque
 
Le roman opère un travestissement du nom des personnages, qui est rarement le fruit du hasard, puisque les noms romanesques renvoient fréquemment à des personnes réelles.
• dans le roman, le chef archiviste s'appelle Lécussan, or c'est le nom d'un nervi menant des miliciens Lyonnais lors de l'assassinat de Victor et Hélène Basch, le 10 janvier 1944 (Boulanger, 1994: 222)
• un certain Jean Bousgay, ministre de l'intérieur, est mentionné page 188, dont le nom représente la contraction de deux personnages intimement mêlés à la collaboration, René Bousquet et Jean Leguay. On ne peut d'ailleurs qu'être frappé par l'étonnant parallélisme entre le parcours de Maurice Papon et celui de ces deux autres technocrates, futurs inculpés de crimes contre l'humanité, René Bousquet et Jean Leguay, respectivement secrétaire général de la Police de Vichy et délégué à la police en zone occupée (voir Boulanger, 1994: 197).
• quant au personnage de Pierre Cazes - qui n'apprendra qu'à la fin, de la bouche de Cadin, le véritable motif pour lequel il reçut l'ordre de tuer Roger Thiraud pendant la manifestation d'octobre 1961 - il est bien entendu inventé, mais inspiré par une personne réelle:
 
Le modèle du tueur de Meurtres pour mémoire est fondé sur un type que j'ai connu, mon premier logeur à Saint-Denis. Il était dans la Résistance et quand l'armée française, fin 1944 début 1945, s'est reconstituée il s'est engagé pour la durée de la guerre. Il boutait les Allemands hors de France et, pour lui, c'était fini. Mais la guerre a continué au Vietnam envahi par les Japonais. Ces gens qui s'étaient engagés dans la Résistance pour se battre contre les nazis continuaient leur combat contre les nazis japonais. Le Japon a été vaincu, après Hiroshima. Les Japonais sont partis mais il y a eu aussitôt une révolte communiste indépendantiste. Les gens qui s'étaient levés contre la colonisation de la France se trouvaient à réprimer ceux qui se battaient contre la colonisation du Vietnam. Un paradoxe total. Lui a été pris là-dedans. Il a fait la guerre d'Indochine. Il s'en est sorti en buvant le Ricard pur, par verres à moutarde entiers. Son seul refuge, c'était l'alcoolisme. S'il se pétait la gueule à longueur de journée, c'était pour échapper à ce qu'on avait fait de lui. Mes réflexions sur l'histoire, ça ne vient pas des livres, c'est toujours en relation avec des gens que j'ai pu rencontrer (Daeninckx, 1997: 96-97).
 
Dans le roman, Bordeaux devient Toulouse, mais il est clair qu'on est toujours dans une préfecture de province du Sud-Ouest.
L'auteur insiste sur le rôle de Veillut dans le gonflement du contingent d'enfants. Dans sa monographie de Drancy, Roger Thiraud note que la préfecture de Toulouse occupe la première place du sinistre hit parade des régions envoyant le plus d'enfants de moins de trois ans à Drancy, avec un pourcentage de douze pour cent, Paris atteignant onze pour cent (Daeninckx, 1984: 180). L'inspecteur Cadin, découvre en consultant les archives de la préfecture une suite de correspondances mettant en lumière les différentes phases de la déportation des enfants juifs de la région Midi-Pyrénées:
 
En premier lieu, une lettre du "Secrétaire aux questions juives" de la préfecture de Toulouse, signée des seules initiales A.V. demandant à Jean Bousgay, ministre de l'intérieur, s'il fallait exécuter les ordres allemands. Ceux ci prévoyaient l'envoi à Drancy des enfants juifs dont les parents étaient déjà déportés. Le ministre répondait par l'affirmative. Le "Secrétaire aux affaires juives" de Toulouse donnait ses instructions à la police locale pour la mise en oeuvre du programme nazi. Ce parfait fonctionnement de l'Administration locale allait permettre à cette région de ravir la première place à Paris au championnat de l'épouvante, loin devant le reste du pays! (Daeninckx, 1984: 180).
 
Meurtres pour mémoire se concentre donc surtout sur un aspect particulièrement odieux des déportations, qui correspond bien à une réalité de l'affaire Papon, puisque sur 1690 déportés de Bordeaux à Drancy, on compte 207 enfants.
Le convoi du 26 août 1942, en particulier, va déporter vers Drancy 445 personnes dont les enfants des parents déjà déportés par le convoi de juillet, soit 64 enfants de moins de treize ans. Après le départ de leurs parents, ces enfants avaient été placés dans des familles d'accueil. Les Allemands les réclament, la Préfecture de Bordeaux les leur livrera.
 
 
La fiction sert à voir la réalité sous un nouvel angle
 
A côté d'une réalité parcellaire, dont le procès a permis d'entrevoir certains aspects, la fiction romanesque permet de focaliser l'intérêt du lecteur sur quelques situations bien choisies, sur certains lieux1 sur certains moments clefs de notre histoire contemporaine. Le fil conducteur de ce roman policier mené tambour battant reste Veillut - lire Papon, "homme cardinal des passions de ce siècle" (Dufay, 1997), plusieurs fois exécuteur des basses oeuvres.
Dans le roman, grâce à de petits indices, l'inspecteur Cadin, qui est l'agent d'un travail gigantesque de reconstitution, commence à remettre en cause la manière dont l'histoire lui a été transmise. On ne lui a pas raconté une histoire fausse mais une histoire incomplète, une histoire sur laquelle un point de vue n'est pas donné.
 
Le seul véritable luxe de l'écrivain consiste en sa capacité à arrêter le temps, à l'examiner sous toutes ses facettes, à s'intéresser pendant des mois, des années, à un détail perdu de l'histoire des hommes et du monde, et cela pour simplement donner corps à une fiction (Daeninckx, 1997)
 
La lecture du roman nous introduit donc au coeur de l'affaire Papon. Par la même, elle nous amène à nous pencher, dans un second temps, sur un certain nombre de questions qui seront soulevées au cours du procès, et qui vont bien au-delà de la seule personne de Papon (responsabilité du régime de Vichy dans les persécutions raciales, connaissance par l'accusé de la solution finale, définition du crime contre l'humanité, etc.). Nous n'en mentionnerons ici, faute de place, qu'une seule pour mémoire, afin de compléter cet aller-retour entre réalité et fiction. Après la lecture du roman, le professeur pourra d'ailleurs orienter le débat sur cette question.
 
 
Le crime contre l'humanité et sa définition
 
Le procès, lorsqu'il tente d'éclairer la personnalité de Papon - n'a fait que confirmer ce que Daeninckx écrivait dans le roman à propos de Veillut, au moment de l'élucidation de l'énigme policière:
 
En fonctionnaire zélé, Veillut a suivi les instructions du gouvernement de Vichy. Il a scrupuleusement organisé le transfert des familles juives vers le centre de regroupement de Drancy. Ni par conviction politique, ni par antisémitisme, mais tout simplement en obéissant aux règlements et en exécutant les ordres de la hiérarchie. Actuellement, des dizaines d'obscurs "chefs de service" décident des calibres de tomates ou de pêches qui seront envoyés à la décharge pour cause de surproduction. Pour eux, les milliers de tonnes de fruits qui finiront arrosés de mazout ont la seule apparence d'un chiffre et d'un code sur un listing mécanographique. En 1942-1943, Veillut ne faisait pas autre chose, il alimentait la machine de mort nazie et liquidait des centaines d'êtres humains au lieu de gérer des surplus de stock". (...) "Dans les autres préfectures, les gens essayaient de brouiller les cartes, de mettre les sbires de la gestapo sur de fausses pistes. Pas à Toulouse. Veillut allait au-devant de leurs désirs. Par souci d'efficacité. Jamais il n'y aurait eu un tel massacre si les nazis n'avaient bénéficié de la complicité de nombreux Français (Daeninckx, 1984: 210-211).
 
Comme l'indique Me Nordmann dans sa plaidoirie au procès Papon, en tant que directeur du cabinet de Sabatier à Vichy, de 1940 à 1942, Papon a veillé à l'application des textes de persécution. Il a reçu cinq promotions. En avril 1942, Laval révoque la moitié du corps préfectoral. Papon échappe à la purge. Il sait parfaitement que sa tâche consiste à recenser et ficher les "israélites" de la région, à contrôler le port de l'étoile, à organiser des internements arbitraires. Il a eu forcément connaissance des rafles parisiennes de 1941, de la visite de Heydrich à Vichy, annonçant l'intention allemande de s'emparer de tous les juifs de France. Trois semaines après son installation, Papon signe personnellement l'ordre d'arrestation de Librach, Goldenberg, Braun. Il dénonce l'évasion de Zyguel aux Allemands. Le jury d'honneur lui reprochera de ne pas avoir démissionné en juillet 1942, ce qui ne lui aurait valu aucune sanction. Il ne l'a pas fait davantage le 26 août, quand il lui a fallu faire arrêter et escorter vers Drancy 81 enfants de moins de quinze ans.
Papon n'est pas un nazi, mais il n'est pas non plus un simple exécutant. Il était responsable de ses actes. Il a "choisi de devenir un rouage fondamental".
Edgar Faure a dépeint le nazisme comme "une philosophie criminelle s'appuyant sur une bureaucratie criminelle" (Poirot Delpech, 1998: 319).
A ce propos, Maître Zaoui, citant Edgar Faure, procureur adjoint à Nuremberg, a rappelé dans sa plaidoirie que chacun des forfaits ou chacune des séries de forfaits suppose toute une suite de transmissions, de liaisons, toute une organisation administrative de l'action criminelle. La responsabilité d'un quelconque dirigeant n'exige nullement que l'on retrouve un document signé de lui. Dans tout service étatique, un circuit continu de l'autorité entraîne un circuit continu de la responsabilité.
"Les chaînes de l'homme torturé sont faites en papiers de ministères" (Poirot Delpech, 1998, 320) résume Me Zaoui, citant Kafka, expert en responsabilité insaisissable.
Pas besoin d'intention pour que l'assassinat soit établi. Inutile d'avoir juré, comme Barbie et Touvier, la fin de la "lèpre juive". La Cour de cassation a admis que la connaissance du résultat suffisait. S'il est vrai que Papon ignore le bout de la chaîne, tout le dossier prouve qu'il est au coeur, quotidiennement, du dispositif de rafles et de convois qui fournira les chambres à gaz.
Il n'y a donc pas de responsabilités atténuées dès lors qu'on occupe une fonction d'autorité. La décision de servir la Shoah s'exerce à distance, de façon diffuse, partagée par toute une chaîne de commandement. Personne n'a de sang sur les mains, mais l'encre qui tache les doigts des gratte-papier vaut du sang, et pour tous les intervenants.
La question de fond est donc: Jusqu'où aller dans le devoir d'obéissance et la soumission à l'autorité? Conscience contre obéissance: voilà toute la question posée aux hauts fonctionnaires, lorsque l'inévitable survient.
 
A la question de Maître Zaoui:
"Jusqu'où seriez-vous resté? Jusqu'où peut-on rester quand on est dans des situations qui confinent à l'horreur? Jusqu'où va-t-on?"
Papon répond:
Quand on est dans un combat périlleux, il y a deux partis à prendre: combattre ou déserter. Il n'y a pas deux solutions. Si j'avais su ce qui s'est finalement passé, sans doute la désertion ne serait plus apparue comme une lâcheté (Poirot Delpech, 1998: 201).
 
Déserter quel combat? Le service des questions juives ne peut être présenté comme une sorte d'ONG humanitaire. Une fois ruinée la légende d'une préfecture sauvant des juifs - le défaut d'aide enlève toutes les excuses d'être resté en charge, sous prétexte de ne pas "déserter" d'un service intrinsèquement criminel. Sa seule appellation de "service des questions juives" signe l'intention éliminatrice. Comme le dit Bertrand Poirot Delpech:
 
Même si l'on est qu'un rouage, comme l'a soutenu Michel Bergès, coiffer cette bureaucratie faite pour ficher, tuer juridiquement une population, nourrissons compris, sous l'autorité d'un régime qui a annoncé bien haut, puis programmé, son effacement de la planète, cela suffit à constituer la complicité de crime contre l'humanité (Poirot Delpech, 1998: 202).
 
Et, plus loin:
 
On a beaucoup dit que les assises de Bordeaux ne jugeaient pas un régime, ni un peuple, ni une ville, mais un homme. Ce fut plutôt le procès de l'obéissance bureaucratique (c'est nous qui soulignons). Derrière la glace teintée de son box et de sa morgue, à travers la mansuétude des juges, j'ai cru voir chez cet homme du devoir indiscuté ce que l'audience peinait à montrer: que nous sommes tous capables, un jour, d'obéir à l'inacceptable! (Poirot Delpech, 1998: 13).
 
 
Ethique du roman, verdict du procès
 
Tant le roman que le procès convergent dans une commune ambition éthique: la recherche de la vérité, de la justice, de la mémoire. Si le mérite du roman est d'avoir amené les Français à regarder en face certaines réalités déplaisantes, le procès a, de son côté, pleinement rempli sa mission pédagogique, quelque imparfait que soit son verdict, comme le montre cette réaction de Jean Denis Bredin, que nous citerons en guise de conclusion:
 
Que la décision de la cour d'assises plaise aux uns, déplaise aux autres, il reste que le procès de M. Papon aura rempli d'utiles missions. Il aura beaucoup servi la mémoire. Ce que furent l'extermination, le martyr des Juifs étrangers et français, de tous ceux qui sont morts d'être nés fichés, ce que fut la politique et l'administration du gouvernement de Vichy, nous en avons aujourd'hui plus forte conscience, et notre souvenir - celui aussi des générations qui viennent - a sans doute beaucoup reçu en intensité et en lucidité. Certes, la mémoire n'est pas l'Histoire. Elle a vocation à étre émotion, chaleur, commémoration. Elle n'a pas vocation à être distante, objective, presque froide comme veut l'être la véritable Histoire. Mais l'Histoire aussi aura beaucoup reçu de ce procès. Nous avons appris à mieux connaître ce vieil antisémitisme français, sa continuité sur un siècle de notre histoire, sa spécificité et aussi les services qu'il rendit, ces années-là, à l'antisémitisme nazi. Nous avons mieux observé cet "Etat français", vestige de la France invincible, soumis à l'Allemagne victorieuse, sa part de docilité, sa part d'autonomie, le rôle de sa finction publique et de ses institutions pemanentes; et sans doute pourrions-nous mieux réfléchir à cette difficile qestion posée à ce peuple que Tocqueville qualifiait de "revolutionnaire et servile", à quel moment faut-il désobéir? A quel moment la conscience doit-elle imposer sa loi? (Poirot Delpech, 1998: 457).